Depuis le début de la crise, les commerçants et les restaurateurs constatent avec amertume que leurs assureurs refusent de manière quasi systématique de les indemniser des conséquences de la fermeture de leurs établissements, ou bien se limitent à des propositions d’indemnisation minimalistes, sans rapport avec le préjudice subi.
La décision rendue par le tribunal de commerce de Paris le 22 mai 2020 condamnant un assureur (en l’occurrence AXA) à indemniser un restaurateur parisien de ses pertes d’exploitation subies pendant la période de fermeture de la Covid-19 ouvre une brèche dans ce front des assurances.
Il semble donc que des recours soient possibles et que ces contrats d’assurance, que l’on disait inattaquables et inapplicables depuis le début de la crise, comprennent parfois certaines failles.
Sans pouvoir synthétiser toutes les situations (puisque chaque police d’assurance est évidemment différente) nous essayons ici de donner des clés de lecture pour comprendre vos contrats d’assurance perte d’exploitation.
Nous exposerons également les différentes voies de recours, si une action semblait justifiée.
I. Comprendre son contrat d’assurance perte d’exploitation
Qu’est-ce qu’une assurance perte d’exploitation et que vient-elle indemniser ?
L’assurance perte d’exploitation est une garantie qui a pour objet d’indemniser la perte de marge brute, c’est-à-dire la différence (hors taxe) entre votre chiffre d’affaires et le coût de revient de vos biens et services.
Le principe consiste donc à reconstituer le bénéfice qui aurait été celui de l’entreprise, sans la fermeture de l’établissement, en se fondant notamment sur l’année n-1 et éventuellement avec une moyenne des années précédentes (n-2, etc.).
Quelles sont les clauses à analyser ?
Vous devez vous poser trois séries de questions pour analyser votre contrat :
1. Existe-t-il des clauses prévoyant l’indemnisation en cas de perte d’exploitation, et si oui dans quels contextes ?
2. Ces clauses sont-elles limitées par des clauses exclusives de garantie ?
3. Le cas échéant, ces clauses exclusives de garantie sont-elles vraiment applicables, ou bien peuvent-elles être contournées par des principes légaux ou jurisprudentiels ?
Quelles sont les clauses qui reviennent le plus fréquemment dans les contrats ?
En général, les pertes d’exploitation des commerces sont couvertes par deux types de clauses :
Les clauses qui garantissent les pertes d’exploitation en cas de fermeture administrative de l’établissement ;
Plus généralement, les clauses garantissant les pertes d’exploitation en cas d’impossibilité d’accès à l’établissement.
Pour refuser de faire jouer ces clauses dans le contexte de la Covid-19, les assureurs invoquent souvent deux séries d’arguments :
Ces clauses seraient limitées par des clauses exclusives de garantie en cas d’épidémie, ou bien, s’agissant de l’impossibilité d’accéder à l’établissement, ces clauses ne devraient jouer qu’en cas de dommage aux biens (destruction), et non pas en cas de fermeture administrative.
C’est sur ce point qu’il faut se montrer vigilant. Il faut bien comprendre que ces contrats sont souvent complexes à analyser et qu’à supposer même qu’ils renferment bien des clauses exclusives ou limitatives de garantie, celles-ci ne sont pas forcément valables.
Il existe souvent des principes légaux et jurisprudentiels permettant de les contester.
Dans quels cas les clauses exclusives de garantie sont-elles inapplicables ?
C’est sur ce dernier point que cela se complique, et qu’il sera vraisemblablement nécessaire d’avoir recours à un conseil juridique. Il est important de savoir que la présence d’une clause exclusive de garantie dans le contrat ne signifie pas forcément que celle-ci est inattaquable et applicable dans tous les cas.
C’est l’article L113-1 du Code des assurances qui régit les exclusions de garantie, lequel dispose :
« Les pertes et les dommages occasionnés par des cas fortuits ou causés par la faute de l’assuré sont à la charge de l’assureur, sauf exclusion formelle et limitée contenue dans la police ».
Sur ce fondement, la jurisprudence semble avoir dégagé quatre grands principes. Les clauses exclusives de garantie ne sont ainsi applicables que dans les conditions suivantes :
a. Précise et claire, sans interprétation possible
Pour être applicable, une clause d’exclusion de garantie doit être claire et précise, sans interprétation possible. Elle doit ainsi se référer à « des faits, circonstances ou obligations définis avec précision de telle sorte que l’assuré puisse connaître exactement l’étendue de sa garantie ». La jurisprudence ajoute : « une clause d’exclusion de garantie ne peut être formelle et limitée dès lors qu’elle doit être interprétée ». Ainsi, toute clause exclusive de garantie nécessitant un effort particulier d’interprétation devrait être écartée.
C’est notamment le cas lorsque le contrat d’assurance souffre d’un défaut de connecteur logique, lorsqu’il n’y a dans le contrat aucun lien évident entre le phénomène pour lequel l’assuré sollicite la garantie (par exemple, une fermeture administrative) et la clause exclusive de garantie invoquée par l’assureur (par exemple, pour risque épidémique).
Si ces clauses sont renfermées dans des documents différents, éparses, sans lien les uns avec les autres, elles risquent fort de ne pas être applicables.
b. Ecrite en des termes apparents
Sur le fondement de l’article L113-1 du Code des assurances, la jurisprudence impose également que les clauses exclusives de garantie soient rédigées en caractère très apparents.
Cet impératif légal signifie que l’exclusion doit être rédigée de manière non équivoque et visible [3]. Pour être valable, la clause doit attirer l’attention de l’assuré, ce qui se traduit généralement par des clauses d’exclusion en caractères gras et dans des encadrés visibles.
A défaut, ces clauses seraient attaquables, faute d’avoir été portées à la connaissance de l’assuré.
c. Ne pas avoir pour effet de priver de substance la garantie
L’assureur ne peut, par l’effet d’une clause d’exclusion, rejeter la couverture d’une garantie promise et pour laquelle l’assuré paye une prime. C’est un grand principe du droit des contrats (jurisprudence Chronopost, Faurecia, etc.) qui trouve une acuité particulière en droit des assurances.
La Cour de cassation a ainsi eu l’occasion de rappeler que les clauses d’exclusion deviennent sans effet lorsque « par leur nombre et leur étendue, les exclusions aboutissent à priver de tout effet la garantie souscrite ». Si l’exclusion qui doit constituer une limite à la garantie aboutit à faire disparaître la garantie, c’est reprendre d’une main ce que l’on a donné de l’autre.
Ce principe de cohérence peut être un autre moyen de contester, contourner, l’application d’une clause exclusive de garantie dans votre contrat.
d. Dans le doute, les clauses s’interprètent contre l’assureur, dans le sens le plus favorable à l’assuré
On connaît l’adage applicable au pénal selon lequel « le doute profite à l’accusé ». En droit des assurances, gardez à l’esprit que ambiguïté et le doute profitent à l’assuré !
Ceci résulte d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, rappelant que « la clause doit être interprétée dans le sens le plus favorable à l’assuré ».
Dès lors, à supposer que les clauses exclusives de garantie ne ressortent pas clairement de votre contrat (faute de connecteurs logiques entre les clauses ou par absence de lien évident entre la garantie sollicitée et la clause exclusive invoquée par l’assureur), l’ambiguïté devrait vous être favorable.
Les assurances peuvent-elles invoquer des arguments de nature économique pour refuser d’indemniser ?
Indépendamment des arguments juridiques, synthétisés ci-dessus, les assureurs sont parfois tentés d’invoquer des arguments de nature purement économiques pour justifier leur refus d’application.
Dans le cadre de la Covid-19, les préjudices subis seraient ainsi soi-disant trop importants pour être indemnisés, d’une ampleur exceptionnelle, soudaine, touchant l’ensemble des assurés simultanément, etc.
En droit, cette position ne semble pas tenable. Aucune règle légale ou jurisprudentielle ne semble pouvoir justifier l’inapplication d’une police d’assurance, au prétexte que cela serait « coûteux » pour la compagnie d’assurance.
Jusqu’à présent, les assurances n’ont d’ailleurs fait part d’aucune difficulté financière particulière contrairement à de nombreux secteurs, et on sait qu’il existe au besoin des mécanismes de réassurance censés prévenir ce type de difficultés, outre les possibilités d’augmentation de primes, le jeu des franchises, etc.
On ajoutera que les nombreuses aides mises en place par l’État depuis le début de la crise (chômage partiel, exonérations de charges, etc.) ont sensiblement atténué le préjudice subi par les entreprises, ce qui devrait profiter aux assurances, si elles trouvaient à s’appliquer pour les pertes financières restantes.
II. Quelles procédures entamer en cas de recours ?
Si vous décidez d’initier un recours judiciaire afin de tenter d’obtenir la condamnation de votre assureur à vous indemniser, vous devez avoir en tête quelques règles procédurales.
Il existe en droit privé français deux grands types de procédures : les procédures de référé, et les procédures au fond.
Qu’est-ce qu’une procédure de référé et pourquoi l’initier ?
Le référé est une procédure accélérée dans laquelle la décision rendue est de nature provisoire (bien qu’elle soit immédiatement exécutoire).
Cette procédure n’est toutefois possible que dans certains cas : le demandeur devra justifier le plus souvent d’une urgence, et démontrer que sa demande ne se heurte à l’existence d’aucune « contestation sérieuse ».
La procédure n’est donc ouverte que si l’obligation sollicitée (par exemple l’application de la garantie par l’assureur) ne fait l’objet d’aucun doute à première lecture. Cette voie sera donc à réserver uniquement aux contrats d’assurance dont il ne fait aucun doute qu’ils devraient s’appliquer au cas d’espèce (par exemple parce qu’ils ne renferment aucune clause exclusive de garantie).
En revanche, le référé devra à notre sens être exclu chaque fois que l’application du contrat d’assurance nécessite un débat sur le fond du droit, par exemple pour contester la validité de clauses exclusives de garantie (pour défaut de clarté, précision, manque de cohérence, etc.).
Notez qu’une procédure de référé est susceptible de deux recours : appel et cassation. Il faut surtout savoir qu’une décision en référé peut tout à fait être contredite, par la suite, par un jugement au fond, dans lequel la juridiction, saisie du litige dans sa globalité, prendrait une décision contraire à celle prise par le Juge des référés.
Ainsi, aussi séduisante soit-elle par sa rapidité, nous mettons généralement en garde les parties face aux dangers de la procédure de référé : dans bien des cas, le juge refusera d’analyser le contrat en profondeur, puisque cela excède sa compétence.
Et, à supposer que vous obteniez gain de cause, cette décision pourrait être contestée non seulement en appel et en cassation, mais aussi parallèlement au fond.
Qu’est-ce qu’une procédure au fond ?
C’est la voie procédurale « classique » qui fait l’objet d’un calendrier défini par le tribunal et d’échanges de conclusions entre les parties, jusqu’à l’audience de plaidoirie.
Sur un plan procédural, ces procédures sont plus longues qu’en référé. Elles ont toutefois un avantage crucial : le tribunal n’est pas limité dans les problèmes juridiques qu’il tranche (contrairement au référé où le Président ne se prononce qu’en apparence). Il peut analyser l’ensemble des clauses, et c’est l’occasion de pouvoir critiquer l’applicabilité et la validité des clauses exclusives de garantie invoquées par l’assureur.
La décision du tribunal tranche le fond du droit (elle n’est donc pas provisoire) bien qu’elle soit susceptible de recours : appel et cassation.
C’est la procédure que nous recommandons chaque fois que le procès nécessite une analyse approfondie du contrat, pour discuter de la validité de certaines clauses notamment.
À noter que la procédure sera vraisemblablement jalonnée d’une expertise judiciaire afin de déterminer de manière précise le préjudice invoqué par l’assuré (la perte de marge brute).
Existe-t-il des actions de groupe ?
Sur un plan procédural, non. Il n’existe pas d’action de groupe ouverte aux professionnels en droit français, comparable à ce qui existe aux Etats-Unis. Dans le contexte actuel, certains assurés peuvent décider d’agir plus ou moins simultanément, d’une manière peu ou prou regroupée, pour avoir le sentiment d’une forme d’« action collective », afin de tenter de donner du poids à ces actions. C’est l’expression à la mode qui revient régulièrement dans la presse.
Cette notion d’action collective n’a toutefois aucun sens ni aucune existence sur un plan juridique. Il s’agira toujours d’actions uniques (une assignation et une procédure par dossier, un calendrier défini par le tribunal, une évaluation du préjudice propre, une analyse du contrat au cas particulier…).
Comment analyser la décision rendue par le tribunal de commerce de Paris contre Axa ?
En ayant en tête la distinction entre les procédures de référé et au fond, il est plus facile de comprendre la portée de cette décision du tribunal de commerce de Paris du 22 mai 2020.
Il s’agit d’une décision de première instance rendue en matière de référé. Cette décision, pour importante qu’elle soit, est donc susceptible d’être infirmée à double titre.
D’abord, dans le cadre de la procédure de référé en elle-même : cette décision est frappée d’appel, et pourrait être renversée par la cour d’appel, voire, par la Cour de cassation si un tel recours devait être initié. La décision pourrait également être renversée dans le cadre du procès au fond.
Nous sommes donc au début d’une bataille juridique qui sera à n’en pas douter très longue, et qui pourrait être marquée de revers pour les parties, que ce soit côté assurance ou exploitants.
Néanmoins, il s’agit d’un signal fort envoyé par le monde judiciaire aux compagnies d’assurances, dont les commerçants et restaurateurs en particulier sauront se féliciter.
Baptiste Robelin – Avocat – Droit des affaires